11.02.2019

Epargne et patrimoine

L’épargne en France, une affaire d’État ?

Les gouvernements se succèdent mais il y a une constante, aucun ne résiste à la tentation de changer la législation applicable à l’épargne.

 

Le Gouvernement d’Edouard Philippe ne fait pas exception à cette règle. Ainsi, en moins de deux ans, les modifications s’accumulent. Ont été ainsi adoptés le Prélèvement Forfaitaire Unique et la suppression de l’ISF. Est en cours de discussion le projet de loi PACTE qui réforme notamment l’épargne retraite, l’épargne salariale, le PEA et les fonds eurocroissance des contrats d’assurance vie.

 

Le Gouvernement a également décidé de geler pour deux ans le taux de rendement du Livret A et de fiscaliser les Plans d’Épargne Logement ouvert à compter du 1er janvier 2018. L’objectif est simple : inciter les Français à orienter leur épargne vers des produits de long terme permettant le financement des entreprises. Cet objectif est ancien. Depuis plus de cinquante ans, il est le fil rouge du Ministère de l’Economie et des Finances.

 

En fait, de tous temps, les pouvoirs publics ont, en France, pesé sur les ménages en matière d’épargne. De la création du Livret d’Épargne au PEA-PME en passant par les obligations d’État indexées à l’or, l’épargne logement, aux produits de défiscalisation en faveur de l’immobilier et des placements à risque comme les FIP et FCPI, la liste est longue des incitations mises en œuvre au cours des siècles avec plus ou moins de succès.

 

L’épargne a été également mise au service de la diplomatie notamment avec les Emprunts russes.

 

De la thésaurisation à l’épargne productive

 

L’épargne au sens moderne du terme se développe concomitamment avec le capitalisme. Avant le XVIIIe siècle, le terme d'épargne renvoie à la gestion du Trésor du Roi ou au processus de thésaurisation que pratique les familles les plus riches. L'Avare de Molière illustre l’image de l’épargnant durant le Grand Siècle. Les capitaux disponibles doivent être affectés à l’édification de châteaux ou d’églises ou au financement des croisades. Les nobles sont également invités à venir en aide aux plus pauvres en finançant des institutions religieuses. Dans les familles les plus riches, en France ou au Royaume-Uni, celui en charge de la gestion de l’argent prend le titre d’« Économe » ou de « Saving man ». Son objectif est de récupérer ce qui est possible après paiement des dépenses incontournables. 

 

Jusqu’à la Révolution, l’investissement industriel et commercial est interdit aux nobles sous peine de déroger à leur statut. Ils peuvent en revanche développer des usines d’armement qui servent la couronne. C’est pour cette raison que plusieurs nobles français ont été des maîtres de forges (famille de Wendel par exemple). Les métiers de l’argent sont proscrits. De ce fait, ce sont les bannis, les juifs et les protestants qui s’en font une spécialité. À partir de la fin du XVIIe siècle, dans les Provinces Unies, au Royaume-Uni, en Italie, des banquiers proposent de recourir à l’argent public pour financer des opérations industrielles et commerciales remettant au goût du jour des pratiques en vigueur chez les Phéniciens.

 

Ce mouvement s’intensifie à partir de 1750 grâce au développement de nouvelles méthodes financières initiées par plusieurs savants. L’Italie a été en pointe malgré ou à cause du poids de l’Église. Les Franciscains ne s’interdisaient pas de réaliser des opérations financières avec des prêts à taux réduits. Les rentes-viagères du financier italien, Nicolas Tonti, voient le jour vers 1650. L’endettement croissant des États, particulièrement en France, a joué un rôle important dans la mobilisation des revenus et du patrimoine des citoyens. La Révolution française, les guerres napoléoniennes, les premiers embargos économiques ont stimulé l’endettement et l’imagination financière. 

 

L’épargne a toujours eu deux versants, la prévoyance avec comme objectif la protection, la garantie de disposer de revenus en cas de problème, et l’investissement avec le financement de l’économie ou de l’État. Jusqu’au XVIIIe siècle, épargner n’est pas naturel. L’épargne est mal considérée. Cette appréciation repose sur le précepte évangélique s'en remettre à la Providence divine pour les besoins de la vie. Si accumulation il doit y avoir, c’est pour la vie future et donc l’Église peut en être le dépositaire. Toute accumulation temporelle est considérée comme un péché d'avarice. Pour éviter de tomber sous le coup de cette faute, il faut redistribuer pour des œuvres charitables.

 

Longtemps, l’aspect prévoyance de l’épargne l’a emporté sur l’aspect économique certainement pour des raisons religieuses. Même pour les philosophes des Lumières, elle avait avant tout un rôle social et pédagogique, permettre aux citoyens de se protéger des aléas de la vie. 
 

L’État en France s’est toujours occupé de l’épargne

 

L’épargne est selon l’Encyclopédie, en France, « une affaire d’État mais malheureusement, il n'est peut-être pas de peuple aujourd'hui moins amateur ni moins au fait de l'épargne, que les Français ; et en conséquence, il n'en est guère de plus agité, de plus exposé aux chagrins et aux misères de la vie ».

 

Si la Révolution a provoqué un retard économique important pour la France à la fin du XVIIIe siècle, ce dernier n’est pas sans lien avec le rapport à l’argent et à l’épargne qu’avaient les Français et leurs dirigeants. Dans l’Allemagne non unifiée de l’époque, les Princes des petits États qui la composaient, avaient la nécessité, pour survivre, de se doter d’une économie tournée vers les échanges et autant que possible industrieuse. De ce fait, ils encourageaient la création d’entreprises pouvant rayonner au-delà des frontières. En France, le rayonnement de l’État passait par la magnificence des lieux de pouvoirs et par les conquêtes. L’État avait donc une ardente obligation de collecter des ressources pour ses besoins. Comme les Français souhaitaient se protéger des vicissitudes de la vie, les pouvoirs publics leur offrent de la rente d’État.

 

Au cours du XIXe siècle, les gouvernements utiliseront l’épargne ainsi collectée pour financer les grands travaux d'intérêt général, tels que la jonction des rivières, le dessèchement des marais, l'exploitation des landes, la plantation des chemins, etc. Les épargnants furent également mis à contribution afin de développer des alliances avec d’autres puissances à travers, par exemple, la souscription des fameux emprunts russes. 

 

Les flux d’épargne sont ainsi orientés vers des circuits publics. Si Clavière, Turgot et Dupont entrevoient le rôle positif de l’épargne pour développer l’économie, ils sont des cas assez isolés. À la même époque, en Angleterre, en 1776, Adam Smith, dans la Richesse des nations exalte les vertus de l'épargne et la place qu'elle doit prendre dans les circuits économiques.  En Prusse, le roi de Prusse Frédéric Guillaume soulignait « les petites épargnes ressemblent aux gouttes d'eau dont la réunion peut former ensuite les ruisseaux, les rivières... ».
 

Prévoyance et épargne, un vieux couple

 

En Europe, dès la fin du XVIIIe siècle, la question du financement des personnes âgées conduit au développement de l’assurance. L’acuité de cette question est d’autant plus forte que les débuts de l’industrialisation ont poussé de nombreux paysans à rejoindre les villes et à ne plus disposer de revenus au moment de la vieillesse.

 

Les progrès des mathématiques, plus particulièrement dans le domaine actuariel, stimule la mise au point de meilleures techniques, plus particulièrement dans le domaine des rentes viagères. Destinés initialement aux finances publiques, les travaux conduits par les arithméticiens et les financiers sur les intérêts composés et les probabilités mettent en avant une nouvelle unité de compte, celle du cycle de vie, qui supporte, en termes pratiques et techniques, l'idée de la prévoyance. 

 

Les grandes banques naissent au cours du XIXe siècle en utilisant les nouvelles techniques financières afin de financer des projets de plus en plus nombreux que ce soit en Europe, aux États-Unis ou dans les colonies. Le crédit se nourrit de l'épargne. La transformation de dépôts liquides en crédits à moyen et long terme dans le cadre de l’intermédiation est à l’origine de l’essor économique de ce siècle et de quelques crises financières. 


Sans circuit de financement sûr, il n’y a ni investissement ni croissance. L’économie contemporaine repose sur un pilier bancaire et un pilier assurantiel, financer et garantir. Après la Seconde Guerre mondiale, la reconstruction de l’Europe s’est opérée grâce au Plan Marshall qui garantissait l’accès aux ressources financières américaines, la garantie était assurée par l’Union européenne des paiements. Plus récemment, l’Europe de l’Est a réussi sa métamorphose en une génération en bénéficiant de sources de financement communautaire. La garantie était, en ce qui les concerne, l’adhésion à l’Union européenne. 

 

Si deux grands modes de financement du capitalisme existent aujourd’hui, celui passant par les marchés, de nature plus anglo-saxonne et celui reposant sur le crédit bancaire, la mobilisation de l’épargne demeure le nerf de la guerre. Avec la crise financière, avec les exigences imposées aux banques par l’adoption de ratios prudentiels de plus en plus stricts, l’idée d’un recours accru aux marchés progresse pour le financement des entreprises. Ainsi les entreprises dépendent moins d’intermédiation et davantage du financement direct. Ce dernier pourrait s’inscrire dans le cadre du développement de l’épargne retraite, de la capitalisation qui pourrait devenir le mode de régulation essentiel du capitalisme moderne. La question de l’orientation de l’épargne, de sa bonne utilisation demeure en ce début de XXIe siècle une question majeure.
 

À la recherche de l’efficience de l’épargne

 

La bonne utilisation de l’épargne est une condition clé pour une croissance forte et pérenne. L’Europe ne manque pas de liquidités, et la question de leur affectation se pose. Aujourd’hui, au sein de la zone euro, et en France tout particulièrement, deux tiers de l’épargne disponible seraient captés par l’immobilier. Le tiers restant serait à 60 % affecté au financement des pouvoirs publics. Le solde, soit 13 % du total de l’épargne, serait dirigé vers les entreprises. Certes, il est réducteur d’affirmer que, d’un côté, il y aurait l’épargne utile, celle qui serait affectée aux entreprises, et, de l’autre, l’épargne inutile affectée à la construction et aux déficits publics. Le bâtiment, les infrastructures, l’éducation, etc., ont un effet positif sur l’activité. Ce qui pose, aujourd’hui problème, c’est la répartition qui apparaît aux yeux de beaucoup comme déséquilibrée. 

 

Pour certains, un autre classement doit être réalisé. L’épargne inutile serait celle qui alimente la spéculation tant immobilière que financière, celle qui sert à financer des dépenses publiques courantes. L’épargne utile serait constituée des apports directs au capital aux entreprises, des prêts pour réaliser des infrastructures publiques ou pour financer la recherche et l’éducation. 

 

Acheter une action sur un marché secondaire n’a pas d’effet direct sur la création de valeur au niveau des entreprises. C’est un élément clé du marché des actions. Cela permet de mesurer en permanence la valeur de l’entreprise mais cela ne contribue pas directement à l’obtention de gains de productivité. De même acheter un logement ancien est un acte patrimonial sans effet économique direct. Certes, l’ancien propriétaire pourra affecter l’argent reçu à la consommation ou à un investissement productif. Mais il pourra également soit le thésauriser, soit acquérir un logement ancien ou des obligations d’État. 

 

Depuis 2012, les ménages de la zone euro ont plutôt accru leur portefeuille d’obligations d’État via leur assurance vie et ont tendance à acheter de l’immobilier ancien. Le poids des logements dans le patrimoine des ménages européens tend à augmenter au détriment des actions et des autres actifs financiers. 

 

Au sein de la zone euro, l’investissement en logement capte plus de 5 % du PIB et celui des déficits publics plus de 4 % du PIB. L’épargne utile atteindrait environ 5 %. Les faibles taux immobiliers favorisent la montée des prix de l’immobilier tout comme les aides et incitations fiscales qui atteignent en France, plus de 37 milliards d’euros. La décrue des prix est souhaitable mais plusieurs pans de l’économie vivent de cette spéculation immobilière. De plus en plus, le prix des logements neufs dépend du coût du foncier et de l’évolution supposée des prix de l’immobilier, d’où un phénomène de spirale inflationniste avec un effet de contagion sur l’ancien. Depuis plus de dix ans, les gouvernements n’arrivent pas à avoir une position ferme vis-à-vis de l’immobilier. Sous la présidence de François Hollande comme sous celle d’Emmanuel Macron, des mesures ont été prises afin de dissuader les Français d’investir dans la pierre mais il n’a pas été mis fin aux dispositifs d’incitation fiscale pour l’investissement locatif. Ces derniers ont été reconduits à plusieurs reprises. La rareté de l’offre foncière a été entretenue contribuant à créer une hausse des prix et une pénurie de logements au sein des agglomérations à forte croissance démographique. 

 

Les gouvernements ont toujours tenté d’influencer le comportement des épargnants en le récompensant ou en le punissant avec, à la clé, des résultats plus ou moins positifs. L’épargnant français a, en effet, bien souvent répondu positivement aux incitations publiques avec plus ou moins de bonheurs. Il a pu faire une bonne opération ou perdre son argent avec les assignats, les emprunts russes, les emprunts Pinay / VGE, les FIP, les SOFICA et consœurs.

 

Les épargnants français ont, en règle générale, plébiscité, pas toujours à raison, les produits offrant des avantages fiscaux. L’immobilier locatif s’en est fait une spécialité avec les dispositifs Quilès, Robien, Scellier ou Pinel. De même, pour orienter l’épargne vers des placements à risque comme les PME innovantes, le législateur a multiplié les dispositifs, les FIP, les FCPI, etc.

 

Certes, in fine, l’épargnant reste maître chez lui. Ainsi, les ménages français après avoir plébiscité les SICAV monétaires dans les années 80 s’en sont débarrassés au profit des fonds euros des contrats d’assurance vie. De même, du fait de taux promotionnels, durant la première décennie des années 2000, les livrets bancaires ont connu également un vent porteur. Ils ont été en revanche délaissés tant en raison de la baisse des taux d’intérêt que par l’accroissement de la fiscalité. Le Livret A a, à partir de 2008 et surtout 2012, retrouvé sa place de valeur refuge.

 

Peu de domaines connaissent autant d’intervention que l’épargne. Elle est soumise à des règles prudentielles fortes, à des régimes fiscaux particuliers en mouvement permanent.

 

Pour autant, un peu de liberté ne nuirait pas et ne serait pas incompatible avec la recherche d’une plus grande efficience.
 

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